Le porte-cierges trouvé – L’objet perdu de Marcel Duchamp

Projet pour l’Abbaye de Graville

« Assemblée de la mémoire de Vierges à l’Enfant autour d’un porte-cierges trouvé, objet perdu de Marcel Duchamp. »

Cette installation s’organise autour de neuf sculptures de Vierges à l’Enfant qui seront déplacées, replacées (hors le Musée, à I’intérieur de la nef de I’Eglise romane
du XIIe siècle), re-présentées autour d’un porte-cierges trouvé, objet perdu de Marcel Duchamp.

Le titre d’un livre également perdu du Marquis de Sade « N’y allez jamais sans lumière » vient éclairer les connexions de cette installation qui tourne autour de la question de l’objet absolu, perdu, l’image de la Vierge ayant perdu son I.
D’autres objets perdus de Marcel Duchamp seront visibles lors de cette exposition, entre autre un dessin perdu d’un prie-Dieu, réalisé et retrouvé à Buenos Aires lors de son séjour en 1917.

Autour de la nef de l’Eglise, 10 tableaux électroniques « La mémoire de l’histoire rencontre la mémoire de l’ordinateur » seront accrochés sur les murs latéraux.
Sur le mur du fond, une pièce réalisée avec des caissons lumineux éclairant certains fragments des tableaux de Vierges à l’Enfant de la Renaissance, installée face à la nef principale.
D’autres pièces latérales seront également réalisées pour les murs situés de chaque côté du panneau central, éclats lumineux, peintures sur toile, reproductions photographiques des tableaux.
Le porte-cierges trouvé, |’objet perdu de Marcel Duchamp sera posé sur un socle recouvert de bougies fondues, trace de la matière fondant I’imaginaire, les images, des empreintes séculaires de la représentation.

Du carré noir de Malévitch au porte-bouteilles de Marcel Duchamp, l’icône byzantine
et la Vierge n° 1 ont été effacées, découpées, dépecées, déchiquetées, recouvertes ou éliminées, autant de signes d’un « sadisme pictural » au sujet de la Vierge, qui peuvent être aujourd’hui également perçus comme autant de signes de substitution d’un hypothétique objet perdu.
« Etant donné : 2) le gaz d’éc|airage » la verge qui se détache de la Vierge éclaire le découpage de ce détachement.
« L’objet-dard » est un phallus-invaginé où enfin se produit la condensation de deux sexes.
« La coin de chasteté » est I’objet perdu de la jouissance de la Vierge, irreprésentable.

Du découpage Duchampien au dépeçage Sadien, l’attachement ambivalent à I’image de la Vierge, comme objet d’adoration/ destruction, fonde, montre et démonte les fonds-déments de I’Art et de ses jouissances interdites, de ses horreurs
fantasmatiques ou de ses transgressions, de ses objets perdus et/ou de ses substitutions.

La présentation/re-présentation des Vierges à I’Enfant de la Renaissance fait voir la jouissance du corps sublimé, raccourci ou déplacé, du corps sacré, du corps
sexué, de la peinture et de I’art, de I’image et du texte de la jouissance interdite,
irreprésentable. Fin de I’histoire de la représentation. A suivre…

Texte publié à l’occasion de l’exposition à l’Abbaye de Graville ;
Paris, mars 1989.


L’organe sexuel est-il un œil ou le regard de Brunelleschi

Peinture-Ecran — Mémoire Mnésique

[…]
Quelle étrange épreuve que celle de se voir parler, de s’entendre parler à travers un écran qui permet l’inscription en fuite, en disparition de l’image, image qui se perd parce qu’elle se dédouble en vide, parce qu’elle vous regarde en négatif, négatif passé ressurgi comme trace de sa mémoire enfouie.

L’histoire de l’art, l’histoire de la peinture ne serait-elle pas l’histoire d’un écran, l’histoire des écrans où sont venues s’inscrire des traces, des larmes, des signes, des images qui se figent à l’intérieur d’un cadre qui circonscrit dans les limites de sa surface, en les supportant, la trajectoire des densités émotionnelles, empreintes traînées dune vie, impressions sensibles des sensations, des idées devenues termes, des structures condensées, filtrées d’un monde environnant ?

Ecran où viennent se figer, s’imprimer des réseaux de signes qui se constituent par pressions muettes, par poussées aveugles de ce qui ne veut pas se manifester autrement, mais sortir au-dehors de cet abîme interne qui la retient opprimée, servile.
L’art serait-il donc la forme que prendrait cette pulsion libérée, surgissant triomphante mais douloureuse, invisible poussée d’un sombre désir qui se méconnaît ?

Instinct qui se pro-jette pour devenir tableau, peinture, écran, miroir, qui se fait regarder, qui se donne a voir, qui se montre puissant puisqu’il se sait énigme, jouissance, mystère, valeur, pouvoir, régnant sur un invisible royaume d’où il essaie de dresser les regards pour les fasciner, les subjuguer, les dompter.
L’art serait-il donc la forme que prendrait ce désir jouissant, projeté sur une surface qui deviendrait l’écran qui le supporte ?
Si l’art est le triomphe du désir contre la censure par la déviance qu’il emprunte pour se produire, c’est qu’il y a eu transgression des inter-dits, la traversant, la contournant, la défiant là où elle voulait imposer ses lois. C’est dans l’ordre de ses premiers parcours pour atteindre l’accomplissement de sa sortie que la pulsion finit pas se montrer comme l’aboutissement de sa victoire.
Peindre c’est donc matérialiser cette pulsion du désir interdit contraint à ne se faire voir que par l’organisation voilée des signes par laquelle elle se montre. […]
Si le tableau fixe, retrouve une trace de sa mémoire figée à un certain stade premier qui se projette par successives couches d’impressions imprécises, par vagues assemblages des sensations ressenties dans l’éclatement des pressions libérées dans l’acte de pro-jeter dans la peinture ce qui serait de l’ordre interne de l’oubli non repérable, provisoire déposition d’évacuations colorées, dons excrémentiels, le tableau deviendrait le déchet détourné de sa mémoire, transformé en valeur d’échange, instrument de liquidité, marchandise jouissant du pouvoir voilé de son énigme, régnant dans les structures des désirs voyeurs, monnayant le prix des regards des autres pour aveugler le désir de ces regards.

Point de vue centré sur la valeur d’échange des regards dans la projection d’empreintes temporelles inscrites pour touiours dans le registre des sensations ineffaçables qui deviennent points de repères visibles pour retrouver la voie d’un retour fantasmé aux stades premiers pour retrouver la voie d’un retour fantasmé aux stades premiers des souvenirs encore non imagés, mais inscrits et ressentis dan ses structures internes se constituant en chaînes topiques a-temporalles, mobiles mais non visibles, vécues et retransmises par ses signaux résiduels.
L’art serait-il alors le joie de retrouver et d’inscrire sur une surface les réminiscences des instants perdus à jamais dans la temps des premiers mouvements corporels,
jouissance de ressentir ce qui est de l’ordre du passé des sensations du corps à corps, du toucher de ces organes, avant de se voir, se découvrant comme reflet perçu, première vue du vraisemblant, semblable, empreinte spéculaire du moi, se voyant image mais pas encore corps entier constitué comme tel ?

Si d’abord c’est l’œil par le regard qui se découvre comme image en tant que partie du corps se reflétant dans un écran-miroir qui renvoie l’illusion de son image, qui constitue plus tard en parties le moi qui se révèle ne pas se connaître comme corps parlant, c’est que l’articulation du sens dans le son devenu mot, parole, langage, raccordant le geste, la regard et le son n’est pas inscrite dans le miroir qui ne peut que renvoyer l’illusion de son corps fait en partie et non plus comme corps s’articulant dans son langage.

Abîme qui se produit entre la vue et l’ouïe, qui découpe le corps en parcelles visuelles qui imprègnent le regard imbu de sa succion figé par l’œil qui lui renvoie sa première vue fragmentée, ne pouvant se voir entier parce que dépendant de ceux qui lui offrent à voir son propre reflet, constituant l’impossibilité de se sentir comme corps réel, le conditionnant à se voir comme corps image, reflet du vraissemblant — modèle à suivre.
La peinture cache-t-elle alors l’image spéculaire du moi, voulant se retrouver, s’appréhender dans cet instant de sa mémoire mnésique enfouie, qui ressurgit dans le tableau comme la somme de l’accumulation de ces premières vues, de ces morceaux d’images fragmentées, point de repères, miroir, écran, tableau qui recouvre sa mémoire par des formes lui ressemblant, mais ne la rapprochent pas du vrai-réel ?

Fixation d’images morcelées qui ne peuvent pas se restaurer par la suite, images faites comme par des fissures archaïques, dédoublées en petits fragments, en pièces des sensations détachées, découpées du sens de sa circulation qui l’exclut de sa peau par entassement des décombres symboliques qui réapparaissent comme recollés par la mémoire qui veut reconstituer une première vue, non plus comme illusion du corps, mais comme être entier s’articulant dans le sens de ces organes.
Être réel et non plus traînée symbolique détachée, morcelée pour pouvoir se voir, s’entendre, comme corps articulé parlant et non plus comme illusion d’image représentée. Fin de l’énigme de la représentation — A suivre.

Si le tableau est l’objet de la peinture
et la peinture est l’objet de la projection
la projection serait l’objet du tableau

Extraits du texte publié à l’occasion de l’exposition à la Galerie Yvon Lambert, Paris, Février 1977. © Photos André Morin