Entretien avec Léa Lublin

PAR JEAN-HUBERT MARTIN

Léa Lublin : Jean-Hubert Martin, je tiens à te remercier de m’avoir aidé à retrouver le lieu où Marcel Duchamp a travaillé pendant son séjour à Buenos Aires du mois de septembre 1918 au mois de juin 1919. Lorsque je t’ai parlé de mon travail autour des « Objets perdus » de Marcel Duchamp tu m’as fait parvenir très rapidement la correspondance que Marcel Duchamp avait envoyée à sa sœur Suzanne Duchamp et à Jean Crotti, ce qui m’a permis de retrouver quelques traces perdues que je présente à Labège au Centre régional d’Art Contemporain et à l’Hôtel des arts, rue Berryer…

Jean-Hubert Martin : Je pourrais peut-être rappeler les circonstances dans lesquelles tout ceci s’est passé.
Tu travaillais déjà sur l’idée du Ready-Made de Marcel Duchamp et tu avais exposé une œuvre au Havre, à l’Abbaye de Graville qui tournait autour du porte-bouteilles. Tu avais intitulé cette exposition « Le Porte-cierges trouvé, l’Objet perdu de Marcel Duchamp ». Cela m’a forcément intrigué car je reste fasciné par le fait qu’il y a dans la correspondance de Duchamp un ready-made qu’il appelle « Emergency in favor of twice » – « Danger (crise) en faveur de 2 fois » mais qui reste à ce jour totalement inconnu. Il ne le cite nulle part ailleurs et c’est assez surprenant de la part d’un artiste qui a pris tant de soin à établir son propre catalogue.

Léa Lublin : Cette même curiosité m’a poussé à vérifier s’il restait des traces du séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires, à redécouvrir des choses qui n’ont pas été vues ou que l’on n’a pas voulu voir et m’interroger sur le regard que Marcel Duchamp a pu porter sur cette ville, sur les objets et les lieux qu’il a rencontrés pendant ces quelques mois qui font partie d’une période fondamentale de sa vie et de son œuvre. En décembre 1989, je me suis rendue à l’adresse que tu m’avais indiquée, qui se trouve au centre de la ville près de
la Place du Congrès. Quelle ne fut pas ma stupéfaction en constatant que cet immeuble n’avait pas été détruit, comme « si cela m’attendait ».
En rentrant dans le couloir, j’ai trouvé une rangée de boîtes aux lettres en bois surmontées d’une inscription qui disait « Victor » ainsi qu’un nom biffé…
Je suis revenue accompagnée d’un notaire pour constater l’existence et l’état des lieux, pendant que mon fils Nicolas prenait une série de photos, en partie pour me convaincre moi-même de cette coïncidence exceptionnelle, en partie pour qu’on ne puisse pas m’accuser d’avoir inventé tout cela…
Par ailleurs j’ai trouvé en consultant les archives du Journal La Nación à Buenos Aires des années 18/19 une affichette, une réclame du jus de lime, « Rose’s Lime Juice » où il y a l’image d`une bouteille, évidemment perdue par Marcel Duchamp qui pourrait être son Ready-Made originel, essentiel. Marcel Duchamp n’a pas pu ne pas voir cette publicité qui paraissait dans le journal où étaient publiées au jour le jour des informations sur l’évolution du premier conflit mondial.

Jean-Hubert Martin : À ton retour, lorsque tu m’as montré cette affichette, j’ai eu une réaction spontanée et je me suis dit qu’en effet, il s’agissait bien de la bouteille perdue… Peut-être convient-il de rappeler que la bouteille vient s’enfiler parfaitement sur le porte-bouteilles forcément c’est sa nature d’autant plus qu’elle se prénomme Rose. Évidemment quand j’ai vu cette pub pour le « lime juice » je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’en argot limer signifie coïter conformément au dictionnaire spécialisé. ll faut aussi rappeler le rôle de Jacques Caumont que je t’avais suggéré d’appeler avant ton départ pour Buenos Aires puisque c’est un grand spécialiste de la biographie de Marcel Duchamp. Grâce à lui nous avons progressé dans cette recherche.

Léa Lublin : Malgré nos divergences. Quand je lui ai téléphoné il n’avait pas connaissance de traces du séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires. À mon retour, quand nous sommes allés le voir, il soutenait que la guerre ne l’intéressait pas du tout. Ce qui est vrai, c’est bien la raison qui le fait fuir New York pour un pays neutre. Malgré cela, je soutenais qu’il devait suivre de près les nouvelles publiées dans les journaux. Ceci m’a été confirmé par la correspondance de Marcel Duchamp que Jacques et Jennifer Caumont m’ont permis de lire. Je pense que c’est ainsi qu’il a trouvé le nom et la bouteille de « Rose’s Lime Juice ». Quand je t’ai montré cette publicité un jour tu m’as dit : « finalement la bouteille est la grande absente ››.

Jean-Hubert Martin : Par rapport au contexte. Symbole féminin par excellence.

Léa Lublin : Dans la publicité nous pouvons lire Jugo et Juice et si nous faisons des éliminations de lettres comme le faisait Marcel Duchamp, nous pouvons aussi lire jus, jus de lime ou jus de Rose. Le nom de Rose est répété 7 fois.

Jean-Hubert Martin : Comme dans une publicité bien faite.

Léa Lublin : Or, la première fois que Marcel Duchamp utilise ce nom, quand il signe « Marcel Duchamp Copyright Rose Selavy » – mais Rose avec un seul R – c’est sur « Fresh Widow » en 1920 c’est-à-dire juste après être revenu à New York de Buenos Aires. D’après-moi, « Fresh Widow » est bien la « fenêtre fraîche » que j’ai trouvée dans ce lieu qui fut l’atelier de Marcel Duchamp. Quand j’ai trouvé les fenêtres grandes ouvertes pour rafraîchir les 40° à l”ombre, j’ai tout de suite compris que Fresh est à fraîche ce que Widow est à fenêtre. S’il utilise le cuir pour recouvrir les « carreaux » de sa « fenêtre » matériau imperméable pour la vision, c’est pour créer une opposition absolue aux matériaux de son petit et de son grand verre, mais aussi parce que les carreaux des fenêtres de son atelier étaient en verre opaque et ne laissaient pas passer la lumière. Sa peinture vert-bleu du cadre est la couleur qui recouvre encore aujourd’hui les murs de cet appartement.

Jean-Hubert Martin : Quant à la question de traces sur le mur je serais un peu plus prudent que toi car tu vas très loin tout de suite en lui attribuant les inscriptions au-dessus des boîtes aux lettres. Victor est parfaitement troublant, c’est son pseudonyme, d’accord, mais tu n’as pas la moindre preuve que l’autre nom, la biffure soit de lui.

Léa Lublin : Non, je n’ai pas la moindre preuve, mais un enchaînement logique de probabilités peut nous en convaincre. Victor a été gratté au-dessus du casier numéro 2 qui correspondait au n° de son appartement, l’autre nom a été gratté, raturé et effacé, il se trouve au milieu de 8 casiers qui correspondaient aux 8 appartements du bâtiment. En regardant de près les photos, j’ai découvert une suite de numéros inscrits sur le mur et un signe d’interrogation sur la biffure, ce qui est caractéristique de la méthode de Marcel Duchamp de numéroter les espaces et les matériaux. Le chiffre 2 est très proche du chiffre 2 que j’ai trouvé dans beaucoup de ses notes manuscrites. Je pars de la supposition que la boîte aux lettres a été réalisée par Marcel Duchamp en tant que « Boîte aux lettres secrètes », titre que je donne à cet objet, puisque les lettres secrètes étaient celles de Victor et du nom rayé, inconnus pour tout le monde, sauf pour nous qui savons qu’il était appelé ainsi par H. P. Roché à New York. Lorsqu’on sait les conditions un peu particulières où se trouvait Marcel Duchamp à Buenos Aires qui était venu avec Yvonne Crotti et que Catherine Dreyer l’avait rejoint trois semaines plus tard, on peut penser que cette boîte secrète lui permettait aussi de communiquer sous couvert de son pseudonyme.

Jean-Hubert Martin : À mon avis, en regardant bien on devrait arriver à deviner le nom qui est barré.

Léa Lublin : Je ferai des agrandissements de cette biffure pour découvrir peut-être un autre de ses multiples pseudonymes. Mais pour reprendre mes suppositions, j’ai aussi constaté que ces noms sont grattés, gravés sur la peinture du mur et non écrits ou peints : or c’est également cette technique de « grattage d’argenture »  qu’il utilisait à ce moment-là pour son « petit verre », pour faire apparaître son « premier témoin ». On ne peut manquer d’être intrigué par une telle coïncidence. Je pense qu’au moment où Marcel Duchamp gratte (grave) le nom de Victor, il découvre l’affichette de « Rose » qui deviendra son double, son « alter ego », sa signature.

Jean-Hubert Martin : Pour Rose, on est dans un cas similaire. Effectivement on n’a aucune preuve. Marcel Duchamp n’a jamais parlé de la bouteille de « lime juice ». Nous pouvons constater que dans la pub et dans l’étiquette on trouve « lime » (de limer) on ne peut que penser immédiatement au monde de l’érotisme de Marcel Duchamp.
Je crois qu’il est intéressant de rappeler qu’un artiste peut être stimulé à faire une œuvre à partir de quelque chose qu’il rencontre et l’oublier totalement après. Les historiens d’art semblent très souvent l’ignorer. Ils partent toujours de l’idée d’un monde de faits conscients qui ne seraient jamais oubliés et qui resteraient toujours présents à la mémoire. Toute situation enregistrée durant la vie d’un artiste fait forcément partie de son monde mental. La mémoire a la capacité d’effacer des tas de choses, elle est très sélective.
Si on lui avait posé la question de savoir d’où venait ce nom et qu’il ne se rappelait pas de l’avoir vu ou d’avoir fait ces biffures, alors là on rentre dans le domaine des choses probables mais pas prouvées. Là encore on est dans le domaine des suppositions.

Léa Lublin : Par ailleurs, Marcel Duchamp était fort préoccupé à ce moment-là par les problèmes de retournements de perspectives et de phénomènes de vision, de stéréoscopie. Ceci l’amène à s’intéresser aux deux côtés de la bouteille, le creux et le relief, le plein et le vide, le haut et le bas. Ce qui a dû fortement impressionner Marcel Duchamp c’est l’effet du relief sur un objet tout à fait creux. Je pense que son séjour à Buenos Aires correspond avec la période où il accélère les déplacements de noms à la recherche de sa double identité sexuelle. Ce rapport au double, nous le retrouvons des années plus tard dans son « Objet Dard » qui, comme la « bouteille perdue », est la condensation de deux sexes en un seul objet. La « stéréoscopie à la main » réalisée à Buenos Aires lui a fait découvrir la stéréoscopie sexuelle. Toujours dans l’ordre des suppositions je pense que l’« Objet Dard », phallus invaginé découpé en deux qui porte la trace d’une fente bouchée, recouverte, est la mise en espace tridimensionnelle de la rencontre de Marcel, alias Victor et de Rose à Buenos Aires en 1919.

Jean-Hubert Martin : J’aimerais évoquer le « ready-made malheureux » de Marcel ; celui qu’il envoya à sa soeur Suzanne comme cadeau de noces lorsqu’elle épousa Jean Crotti. Selon ses instructions, il lui demanda d’accrocher un livre de géométrie sur la rambarde de son balcon pour qu’il soit abîmé et battu par le vent et par la pluie. Il en existe une photo et après Suzanne en a fait un tableau en inversant l’image de haut en bas.

Léa Lublin : C’est de Buenos Aires qu’il a envoyé ses instructions. Je pense qu’il a dû réaliser ce « ready-made malheureux » sur place ; au-dessus de son atelier il y a un balcon très ressemblant à celui que nous voyons sur la photo de cette œuvre ; et, dans le climat semi-tropical de Buenos Aires, il y a souvent beaucoup de vent et de pluie. Il faut aussi se rappeler qu’en partant de New York, Marcel Duchamp avait amené avec lui ses « sculptures de voyage », faites avec des bandes de caoutchouc découpées dans des bonnets de bain ct qu’il suspendait dans son atelier ; on peut donc supposer que le « ready-made malheureux » a d”abord été réalisé à Buenos Aires et conçu comme une sculpture de voyage. D’où l’envoi de ses instructions à distance.

Jean-Hubert Martin : Il faudrait que tu nous parles des cartes d’optométrie.

Léa Lublin : J’ai été voir dans un musée d’instruments d’optique, créé récemment par un opticien de Buenos Aires, les instruments de stéréoscopie que Marcel Duchamp aurait pu utiliser pour sa « stéréoscopie à la main ». J’ai acquis une lentille comme celle qu’il avait collée sur son « petit verre ». Si l’on regarde à travers, tous les objets, tout l’espace se retournent à l’intérieur de ce champ de vision. C’est à Buenos Aires qu’il a réalisé « À regarder d’un œil, de près, pendant presque une heure » avec une lentille comme celle-ci, collée au-dessus de l’obélisque de Buenos Aires. Regarde cette carte postale.

Jean-Hubert Martin : Il y a un obélisque à Buenos Aires, avec une base ovale autour ?

Léa Lublin : La base ovale de l’obélisque réalisée avec les rayons optiques de cartes d’optométrie soutient l’obélisque de cette ville. Les « figures étoilées » de livres d’optique sont des mesures d’acuités visuelles que Marcel Duchamp a appelées « témoins oculistes » et qu’il a utilisées pour son petit et pour son grand verre. En même temps que je retrouvais les lieux qu’il fréquentait, son atelier, les inscriptions sur le mur, la boîte aux lettres, la publicité, les documents d’optique, les clubs d’échecs, s’est mis en place, comme reliés par des aimants, un ensemble de signes qui rendent « probables » ce que Marcel Duchamp avait peut-être oublié, comme on oublie des choses qui vous marquent profondément, en attendant que quelqu’un vienne les voir, les découvrir. C`est ce que j’ai fait en tant que « témoin oculiste » en retrouvant la seule œuvre, installation dans son site (in situ ?) perdue au milieu d’une ville et de gens qui ne se doutent même pas de savoir ce que c’est ni ce que cela signifie. Je n’ai pas de preuves, je donne seulement à voir ce qui m’a ému et troublé profondément.

Jean-Hubert Martin : L’œuvre de Marcel Duchamp est une œuvre gigogne en quelque sorte. Chaque jour on ouvre un nouveau tiroir et la recherche est sans fin. Toujours ouverte à d’autres interprétations, à de nouvelles significations. Finalement, grâce au « Rose’s Lime Juice » la boucle n’en finit plus de se boucler…