Léa Lublin, une œuvre entre voir et savoir

PAR catherine francblin

Il y a deux manières, à première vue opposées, d’aborder l’œuvre de Léa Lublin. Si d’un côté il est incontestable que toute la pensée de notre époque passe dans ses préoccupations, de l’autre, il est également évident que c’est ce qui distingue son propos du propos de ses contemporains qui suscite l’intérêt qu’on lui porte. Or, ces deux approches qui, de prime abord, semblent se repousser, se révèlent, à la réflexion, n’en faire qu’une. Très vite, en effet, il s’avère que la contradiction n’est qu’apparente et que Léa Lublin, en réalité, produit à la fois une œuvre unique dans son temps et ramassant l’ensemble des questions particulières à sa génération. Je sais que c’est là une idée choquante pour les esprits romantiques qui sont encore nombreux. L’aventure des géants isolés de la fin du XIXe siècle qui devinrent figures de légende en raison même de leur opposition au cours général et apparent de l’histoire, cette aventure marquée du signe de l’exception a tellement impressionné qu’on se demande s’il est possible aujourd’hui de rétablir la valeur d’une proposition différente et plus dialectique. Je voudrais pourtant tenter d’appliquer ce raisonnement au travail de Léa Lublin. Car celui-ci se prête plus que n’importe quel autre à cette vision renouvelée et complexe des liens que l’artiste tisse avec une situation contemporaine dont il cherche à s’absenter tout en s’en faisant, par un effet de boucle supplémentaire, l’interprète inspiré.

Toutes les questions importantes qui ont agité les vingt-cinq dernières années ont trouvé chez Léa Lublin un écho personnel profond. On entend souvent dire que les artistes sont des sismographes. Léa Lublin est de cette trempe. Elle est de cette famille d’artistes dont la sensibilité à fleur de peau informe en permanence l’intelligence de tout ce que la culture secrète au quotidien, de tout ce qu’elle brasse et déplace de manière imperceptible. Elle est de cette catégorie étonnante de gens qui flairent les bouleversements du monde avant que rien n’ait été annoncé. Elle est de cette race de semi-médiums, de cette classe d’êtres rares qui semblent cumuler la faculté d’ouverture et de transparence aux choses et la faculté de concentration de soi qui permet de dire « Je ».
Prenons la révolte des artistes contre le musée et leur volonté d’y faire entrer l’air du dehors. Quoi qu’on ait affirmé par la suite et quels qu’aient été les retours en arrière que les excès de fronde ont entraînés par contrecoup, cet appel d’air était à la fin des années soixante, plus que nécessaire. Non seulement, d’ailleurs, en raison de l’état de retard des institutions artistiques – notamment françaises – mais en raison également de l’ampleur des bouleversements de la société. Ceux-ci ne touchèrent pas que la France ; ils affectèrent, comme on sait, près de la moitié de la planète.

Qu’il s’agisse de l’aspiration de la jeunesse à une plus grande autonomie, de la revendication des femmes pour lesquelles le temps semblait venu de jouer un nouveau rôle social, qu’il s’agisse de l’exigence d’une plus large diffusion du savoir et de la culture ou de la révolution technologique, tous ces phénomènes eurent à un moment ou à un autre une influence sur beaucoup d’artistes. Sur Léa Lublin, ils eurent instantanément un impact considérable. Retentissant tous ensemble avec la même puissance, ils donnèrent le coup d’envoi d’une carrière pleine de bruit et de chaleur.

De cette aventure, rappelons ici les principaux épisodes. Au Salon de mai, en 1968, Léa Lublin s’expose avec son fils alors âgé de quelques mois. En ce printemps mémorable, elle ne peut se résoudre à maintenir une cloison étanche entre sa vie d’artiste et sa vie de mère. Elle refuse de laisser à la porte du Musée d’Art Moderne cet élan de joie que l’enfant incarne et qui éclate au-dehors. En 1968, les « happenings » sont déjà un mode d’expression répandu en Europe. Les Actionnistes de Vienne, autour d’Herman Nitsch, ont déjà commencé à leur donner un caractère de rituel violent d’où sortira bientôt l’Art corporel. Léa Lublin est informée de ces pratiques. Toutefois son intervention au Salon de Mai n’a rien d’un acte de ralliement. C’est plutôt une action de provocation élémentaire, dépouillée de la motivation religieuse ou fétichiste propre à I’Art corporel. Pas de pathos, de corps meurtris ou souillés, pas de drame ici. Tout au contraire, l’artiste expose un moment à la fois simple et délicieux de la réalité : l’enfant dort dans son berceau, sa mère parle avec les visiteurs, écoute les commentaires sur son « œuvre », puis, quand le bébé se réveille, joue avec lui, le change, le nourrit, etc.

L’un des premiers concepts dont relève cette action est évidemment d’origine duchampienne. On le retrouve constamment dans le travail de Léa Lublin : c’est le concept de déplacement. Un fragment de vécu est déplacé dans un lieu public de la même manière que sera déplacé, quelques années plus tard, un fragment de représentation de Madone à l’Enfant. Ce concept entraîne un certain nombre de conséquences dont les œuvres suivantes amplifieront l’écho. Ainsi, par exemple, la présence en chair et en os de l’artiste questionnant les visiteurs sera une des constantes des actions-vidéos des années 1973-1974 et 1977. La subversion du cadre strict de la peinture et l’articulation de moyens d’expression aussi divers que possible distinguera, quant à elle, toutes les œuvres ultérieures.

En effet, si les années soixante-dix furent, pour beaucoup, des années passées à expérimenter quantités de procédés et de matériaux inhabituels (on pense à l’Arte povera et à Support-Surface), jamais aucun artiste n’eût comme Léa Lublin un tel désir d’éprouver toutes les techniques possibles, jamais aucun ne manifesta comme elle un tel goût du risque et un tel souci permanent de renouveler les outils de l’artiste pour en renouveler, de manière fondée, le langage.

Dès 1969, elle crée un « Parcours environnement » qui intègre un circuit vidéo permettant la transmission, sur quinze écrans, du spectacle constitué par les déplacements du public. En 1970, elle projette sur d’immenses écrans de toile, traversables par les spectateurs, des diapositives de tableaux célèbres. En 1971, à Santiago du Chili, elle reprend le même principe mais le complique en ajoutant à la projection d’images à l`intérieur du musée, une projection d’images à l’extérieur. Cela s’appelle « Dedans/Dehors le musée ». Dedans, des reproductions de tableaux de Picasso, Manet et autres cubistes, fauvistes, impressionnistes, etc., sont projetées sur des écrans mobiles que le spectateur est invité à traverser. Dehors, des images télévisuelles sont diffusées sur des écrans géants situés devant l’entrée tandis que le son est retransmis par haut-parleurs. Le concept de déplacement est toujours ici un concept-clé. C’est le déplacement qui permet la confrontation entre, d’un côté, le champ iconique de l’histoire de l’art, et, de l’autre, le champ iconique de l’actualité vivante. Mais dans cette œuvre, définie comme un « Parcours visuel/conceptuel » (plus tard on dira « Installation »), se met en place une exigence supplémentaire : celle de donner à voir le savoir. Ainsi le parcours comporte-t-il un ensemble de panneaux réalisés en collaboration avec une équipe scientifique pluridisciplinaire. Sur ces panneaux, où s’accumulent signes d’écriture, diagrammes et graphiques, des linguistes, des physiciens, des mathématiciens, des philosophes, des sociologues, des psychanalystes, des architectes, etc., exposent, domaine par domaine. Une synthèse des grandes ruptures conceptuelles de notre siècle. Ce travail témoigne d’une soif de connaissance extraordinaire. Les époques révolutionnaires déclenchent souvent pareille rage de comprendre et de rendre le monde compréhensible. Seules les périodes de remaniement de l’état de la société et du savoir, en tout cas, suscitent cet enthousiasme (non dénué de crédulité) devant l’expression de l`intelligence et l’activité de la raison.

L’entrée des sciences humaines (et même exactes) dans le champ de la création constitue également l’événement marquant de l’art des années soixante-dix. Considérant l’art comme une « pratique théorique » l’avant-garde dénigre les notions d’œuvre et d’objet d’échange au bénéfice d’une production qui prend de plus en plus la forme de textes à lire — à lire parfois la tête entre les mains, avec un dictionnaire sous le coude ! Léa Lublin n’appartient à aucun des mouvements qui s’organisent alors sous la bannière qui du concept, qui de la linguistique, qui de la psychanalyse, qui de la sociologie, qui de la politique… Mais son travail est irrigué par tout ce qui l’environne. Il absorbe la culture du temps comme une éponge qui ne retiendrait que la substance pure, que le minerai, que le noyau actif de la réalité.

En guise d’œuvres, donc, des textes. Léa Lublin en écrit, en reproduit, en donne à lire. Elle en enregistre aussi. En 1973, par exemple, elle enregistre des entretiens avec Philippe Sollers. Marcelin Pleynet et Yvon Lambert sur la crise idéologique, les conflits sociaux. Puis elle « expose » leur parole dans la galerie tandis qu’apparaissent sur un écran des projections d’images fameuses de l’histoire de l’art.

Dans une confrontation rassemblant des artistes vidéos, elle expose à l’ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, en 1974, des « Interrogations sur l’art/Discours sur l’art ». L’œuvre est créée sur place et livrée au regard du public simultanément. C’est une production « live » qui transforme sur-le-champ les spectateurs en acteurs. Tous ceux qui passent devant sa caméra vidéo, en effet, sont conviés par l’artiste à s’asseoir pour être filmés pendant qu’ils répondront à des questions sur l’art, — des questions comme celles-ci, tracées à la peinture sur une grande toile quadrillée : « L’art est-il un désir ? », « L’art est-il une jouissance ? », « L’art est-il illusion ? », « L’art est-il connaissance en soi ? », « Mystification ? », « Marchandise ? », « Symptôme ? », « Expression ? », « Concept ? », « Réflexion ? », « Sublimation ? », « Névrose ? », etc.

A elles seules, ces questions résument un moment de la pensée sur l’art. Et je ne parle pas des réponses sur lesquelles, j’en suis sûre, l’historien de l’art aura un jour à revenir. 1Car cette œuvre est un authentique document (la plupart des personnalités du milieu de l’art s’y sont exprimées : artistes, critiques, galeristes, conservateurs, etc.). En ce sens, c’est un peu la photographie d’une époque. Mais c’est aussi davantage. Toutes les questions que posait Léa Lublin en 1974 ne sont-elles pas toujours d`actualité ? Y a-t-on répondu ? Y répondra-t-on jamais ? J’en doute. Et Léa Lublin en doute assurément. C’est même parce qu’elle en a toujours douté qu’elle a réalisé cette œuvre qui continue aujourd’hui à nous interroger. À l’époque, chacun avait sa réponse : l’art était illusion pour les uns, marchandise pour les autres, concept pour beaucoup, etc. Pour Léa Lublin, il était tout cela et rien de cela uniquement. Elle était lucide sur les impasses du radicalisme.

Pour comprendre le travail d’un artiste, il n’est pas inutile de regarder avec quels autres artistes il a exposé. Léa Lublin a bien sûr participé à un nombre incalculable de manifestations vidéo. Elle a présenté des œuvres dans deux expositions d’art sociologique, dans une manifestation consacrée à l’art corporel et aux performances, à l’exposition sur les « Immatériaux » au Centre Georges Pompidou en 1985. Parmi les expositions de groupe importantes, il faut mentionner l’exposition sur le thème d’Artemisia à la galerie Yvon Lambert fin 1979. Douze artistes participent à cette exposition, dont Buren, Kosuth, Kounellis, Paolini, Joan La Barbara, et Cy Twombly. Léa Lublin y présente un ensemble de toiles inspirées par le tableau d’Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne. Comme on est en plein mouvement féministe, ce tableau (peint par une femme, elle-même fille de peintre et dont on dit qu’elle a été violée par son professeur) revêt une signification particulière. Or, une fois de plus, bien qu’elle soit comme magnétisée par les courants de pensée qui appellent à une révision générale des valeurs, Léa Lublin refuse tout engagement qui limiterait sa faculté critique. Elle veut bien considérer avec les féministes que le tableau de la Florentine est un beau tableau injustement ignoré.

Mais la grande révision des valeurs ne peut s’arrêter là. Ce n’est pas parce qu’une femme l’a peint qu’une femme doit abandonner devant lui toute défiance et toute curiosité. Pour Léa Lublin, il est manifeste que « les figures peintes du tableau d’Artemisia G. figées à jamais dans leur mise en scène spectaculaire, nous piègent par l’apparence des données visibles de la scène ». Il est évident que la scène représentée « nous camoufle ce qui se projette en dehors du tableau vers l’œil qui le retourne, à la manière de l’organe de perception »2
Intriguée par ce qu’Artemisia semble cacher, Léa Lublin interroge son tableau. L’interrogation, le questionnement ont toujours été au centre de son activité artistique. Elle interroge en déplaçant des fragments significatifs de la scène, en « déconstruisant » le point de vue perspectiviste, en retournant certains motifs, confrontant les informations visuelles et les informations textuelles puisées dans la grande bibliothèque du savoir. Les livres aussi sont au centre de son activité artistique. Regarder n’est pas seulement une affaire d’œil. Il faut, selon elle, s’arracher au conditionnement du visible, se glisser derrière le voile des signes, traverser l’écran des apparences. En fait, voir clair (c’est le titre de l’une de ses pièces anciennes) suppose qu’on cesse de s’aveugler sur un certain nombre de représentations qu’on ne voit plus à force de les avoir sous les yeux. Semblable au travail de la cure psychanalytique, dont l’objectif est de conduire le patient du contenu manifeste visible, au contenu latent invisible, le travail de Léa Lublin consiste à découvrir le sens écrasé sous l’image, à retrouver les émotions, les sentiments que les conventions interdisent de représenter autrement que de façon dissimulée.

Qu’est-ce que dissimule le tableau d’Artemisia ? Une vision fantasmatique dans laquelle se projette l’auteur du tableau et que Léa Lublin fait émerger peu à peu sur la toile comme un souvenir qui remonte à la mémoire. D’ailleurs, cette vision, cette projection du corps du peintre, Léa Lublin l’évoque au moyen d’un procédé qui, à mes yeux, représente la mémoire de la peinture, son archéologie : le dessin. Il est frappant de constater que dans toutes ses œuvres depuis Artemisia, lesquelles traitent explicitement de la mémoire, Léa Lublin exploite simultanément les différents moyens traditionnels — le dessin, la peinture, l’aquarelle. Certes, elle n’a pas perdu pour autant l’ardeur qui la poussait, jadis, à explorer la technique de la vidéo quand celle-ci en était encore à ses débuts. A tel point qu’en 1985, grâce à une commande du Ministère de la Culture, elle s’est lancée dans la réalisation de tableaux par ordinateur. La palette graphique, qui facilite les opérations de fragmentation et de combinaison des images, les changements d’échelle et de couleur, les déplacements et superpositions d`éléments, lui a permis de décupler l’efficacité de sa méthode. Mais même lorsqu’elle aborde l’image électronique, le dessin reste présent dans son œuvre. Il l’est aujourd’hui encore, retraité ou non par ordinateur. Il l’est à côté de la technique photographique, à côté du texte, à côté de l’écran lumineux et de l’objet réel.

La présence de ces traces du passé, toutes vibrantes de la qualité de tactilité qui les caractérise, l’actualisation cette mémoire de l’art à côté de modes d’expression outrageusement modernes constituent une alliance d’une troublante d’intensité. On dirait que les diverses configurations du temps — passé, présent, futur — nous sont soudain rendues accessibles toutes à la fois, tandis que les objets factices de la technologie se parent d’une exquise sensualité. Comme je viens de le suggérer, le tournant des années quatre-vingt est traduit, pour Léa Lublin, par un approfondissement du thème de la mémoire. Au moment où tant d’autres, revenus comme elle de la table rase des avant-gardes, ne font guère, en remontant l’histoire de l’art, que cueillir quelques citations, Léa Lublin opère elle, une véritable plongée dans l’inconnu. A partir de là, son travail se singularise plus nettement, semblant avoir trouvé les rails qui lui permettent de se développer de manière accélérée.

En 1983, l’exposition intitulée « le Strip-tease de l’Enfant-Dieu » provoque la surprise générale. On s’aperçoit que l’art peut encore faire frémir, ébahir et même indisposer. Philippe Muray rappelait récemment 3 que le rire des foules qui avait accueilli l’Olympia de Manet était une réaction autrement plus juste que le silence dévot du public actuel des amateurs d’art. Car ce rire — sorte d’hommage inconscient à l’incongruité de Manet — saluait le renversement brutal de tout un système. S’il ne déclencha pas, on l’imagine, ce rire méchant des foules du XIXe siècle, « Le Strip-tease de l’Enfant-Dieu », néanmoins, déclencha la gêne et l’étonnement. Léa Lublin m’a raconté que, pendant qu’elle travaillait aux œuvres de cette série, elle ne pouvait se départir d’un sentiment de peur devant l’ampleur de ce qu’elle discernait. Observant les représentations de la vie du Christ, elle découvre, en effet, des scènes d’un érotisme stupéfiant. Son initiation commence, se souvient-elle, à la National Gallery de Londres, en 1980, devant le Baptême du Christ de Piero della Francesca. Au second plan, un jeune garçon demi-nu ôte ce qui lui reste de tunique. Le guide, bien sûr, n’en souffle mot aux visiteurs. Pourtant, il s’agit bien d’une séance de strip-tease qui s’abrite derrière un motif religieux. Rentrée à Paris, Léa Lublin s’enferme avec tout ce qu’elle peut réunir de représentations de la Sainte Famille. La chance veut qu’au même moment, lisant les écrits de Malévitch, elle tombe sur une phrase qui résume à la fois la pensée du suprématisme et entre en résonance avec les images accumulées sur sa table. Cette phrase est la suivante : « Quand disparaîtra l’habitude de la conscience de voir dans les tableaux la représentation de petits coins de la nature, de Madones au de Vénus impudiques, alors seulement nous verrons l’œuvre picturale ». Malévitch écrit cela en 1915, l’année où il peint Carré noir sur fond blanc qui révèle, comme il dit, « le visage de l’art nouveau ». Léa Lublin promène son regard sur les Madones, examine les gestes de la Vierge, s’attarde sur les mains délicates posées sur le corps nu du Christ, sur les cuisses, sur le petit sexe. Puis, elle revient au monochrome noir qui prétend se substituer aux représentations impudiques. De nouveau, elle scrute les surfaces lisses de Mantegna, Bellini, Ghirlandaio, Dürer, Parmiggiani, Andrea del Sarto, etc. De nouveau s’impose à elle l’exhibitionnisme de l’Enfant, la volupté des caresses de Marie. La vérité alors la saisit : l’image — qu’elle soit icône ou monochrome — est un cache qui dérobe une scène de séduction dans laquelle lui-même est mis à nu. Autrement dit, toute la peinture raconte, mais seulement à qui sait en soulever les voiles, des histoires de zizi.
« Le Strip-tease de l’Enfant-Dieu » rassemble ainsi une série de toiles construites à partir de fragments de dessins et de photographies qui, isolés, agrandis, déplacés, font apparaître et disparaître derrière l’écran de surfaces monochromes, le véritable sujet des Vierges à l’Enfant. Un sujet scandaleux, s’il en est, puisqu’il s’agit de la sexualité de l’enfant auquel le peintre s’identifie inconsciemment — de la sexualité donc, de l’enfant Jésus.

On comprend que Léa Lublin, seule avec sa trouvaille, ait essuyé quelques sueurs froides. Certes, en 1983, personne n’allait crier au sacrilège. Mais il y a beaucoup de façons de repousser une vérité. En regardant l’œuvre de Léa Lublin par exemple, comme un pur et simple objet esthétique (elle a justement toujours fui l’esthétisme). Ou comme un pur produit de l’imagination. L’esthétique et l’imagination ne sont pas des dimensions absentes de son travail. Simplement, elles ne sont pas les seules. Et si ces œuvres peuvent séduire par leur beauté formelle et leur fantaisie, elles tiennent leur force de conviction exceptionnelle d’un ingrédient supplémentaire essentiel : l’ingrédient du sens. Ces œuvres produisent du sens, elles élaborent un savoir sous la forme particulière d’objets d’art. C’est pourquoi, lorsqu’elle interroge les mythes de l’histoire de l’art, il arrive que Léa Lublin fasse de vraies découvertes. Des découvertes susceptibles de bouleverser tout un pan de notre perception. C’est pourquoi il arrive aussi que son œuvre soit saluée pour sa valeur heuristique. C’est ce que fit l’historien Léo Steinberg quand il s’aperçut que Léa Lublin était parvenue, par les voies de l’art, aux mêmes conclusions que lui, conclusions qu’il venait de publier, de son côté, dans un livre érudit, paru à New York la même année, et intitulé précisément : La sexualité du Christ dans I’art de la Renaissance4

J’ai la conviction que l’ensemble des œuvres auxquelles Léa Lublin s’emploie depuis 1989 devrait pareillement piquer au vif la curiosité des historiens d’art. Je me réfère principalement aux historiens spécialistes de Duchamp qui vont, grâce à l’enquête menée par l’artiste, élucider l’un des plus grands mystères de la vie et de l’œuvre de l’inventeur du ready-made. Le terme d’enquête possède ici tout son sens. Si enquêter c’est prendre appui sur quelques rares indices pour rétablir la continuité d’une histoire lacunaire, Léa Lublin l’a fait. Si enquêter c’est exploiter une convergence de faits, de dates, pour transformer des doutes en hypothèses, et des hypothèses en certitudes, Léa Lublin l’a fait. Si enquêter c’est accepter qu’un élément mineur ébranle un système établi, Léa Lublin l’a fait. Si c’est passer des jours entiers dans les archives, elle l’a fait. Si c’est s’aventurer dans des lieux étrangers, si c’est photographier la moindre trace, se concentrer sur le moindre graffiti, elle l’a fait. Si c’est s’avancer à l’intuition et parier sur l’imprévu, elle l’a fait. Elle a sondé l’énigme des neuf mois que Duchamp a passés à Buenos Aires en 1919 et dont personne n’avait encore entrevu l’importance dans l’itinéraire ultérieur de l’artiste. Pourquoi Léa Lublin est allée à Buenos Aires rencontrer le fantôme de Duchamp ; comment elle a mis la main sur les images qu’il y avait enregistrées soixante-dix ans plus tôt, et qui ont donné une nouvelle orientation à son œuvre, elle le raconte dans ce volume à Jean-Hubert Martin. Aussi, je ne m’y attarderai pas. Je ne développerai brièvement qu’un point permettant de restituer ce travail sur Duchamp à la suite des œuvres précédentes. Il relance la question du sens érotique du ready-made. Une question qui vient à point nommé rafraîchir la mémoire d’une scène artistique qui se réclame en pontifiant d’un Duchamp qu’elle ignore lamentablement.

On l’a vu, toute forme d’art est pour Léa Lublin l’expression d’un désir plus ou moins camouflé, plus ou moins recouvert, plus ou moins refoulé. Cela vaut pour les peintres du passé comme pour les artistes de la modernité. Cela vaut aussi pour Duchamp. Déjà, à l’Abbaye de Graville, en 1989, Léa Lublin avait suggéré que l’adoption du fameux « Porte-bouteilles » — acheté prétendument « par hasard » au BHV — était en fait le résultat du déplacement hors de l’Eglise (l’Eglise en général ; ou l’Abbaye de Graville en particulier dans la fiction de Léa Lublin), le déplacement, donc, hors de l’Eglise et vers le Musée, d’un porte-cierges. Léa Lublin nous mettait alors avec malice sur la piste d’un jeu de glissements, de transferts, d’échanges auquel on est loin, selon elle, d’avoir accordé l’attention qu’il mérite. Comme elle pratique elle-même depuis longtemps ce jeu qui consiste à déplacer, permuter, superposer des fragments du réel ou des fragments d’images toutes faites, elle n’a eu aucun mal à prendre en filature un certain Marcel Duchamp arrivé en Argentine en septembre 1918, sous le prénom de Victor, et reparti pour New York, en juin 1919, sous l’identité de Rose Sélavy. C’est ainsi qu’elle est remontée à l’origine du « Porte-bouteilles », autrement dit à la bouteille elle-même qui a décidé le célibataire Marcel Duchamp à épouser sa réplique féminine et à s’octroyer la liberté de signer désormais ses œuvres d’une double identité — comme lorsqu’une femme passe de l’état de Vierge à l’état de Mariée. Tout est parti, raconte Léa Lublin, de la publicité — retrouvée dans La Nación (éditions du 6 mars et du 21 mai 1919) — pour le jus de lime de Rose (Jugo de limas de Rose) : une boisson « délicieuse, saine et rafraîchissante ». Pourquoi cette publicité a-t-elle impressionné Duchamp tandis qu’il s’informait de ce qui se passait en Europe où la guerre s’achevait ? Pourquoi cette illustration ? Pourquoi ces mots (où se mêlent le français, l’anglais, l’espagnol) ? Pourquoi ces fruits, ces deux fruits ? Pourquoi : c’est précisément ce que les œuvres de Léa Lublin racontent. Mais elles ne le racontent pas avec des discours. Elles l’évoquent au moyen d’un montage de signes qui rendent à cette minuscule et médiocre gravure l’attrait, l’éclat, l’ambiguïté de la vision qui a frappé Duchamp et troublé ses sens. Elles ne l’exposent pas sur le ton docte des professeurs mais au moyen d’une panoplie d’instruments multiples qui font de cette représentation démodée une œuvre d’art poétique et contemporaine. Elles ne le racontent pas pour célébrer la gloire de Duchamp, mais pour revenir, par le biais d’une image rechargée de pulpe et juteuse comme un fruit frais, à la source oubliée de l’art, de tout art, c’est-à-dire, évidemment, au désir. Je dis « évidemment », mais chacun sait que c’est une évidence en permanence négligée, omise. Pourtant, Duchamp nous avait lui-même prévenu. Thierry de Duve le rappelle : « À l’expressionnisme abstrait de Kandinsky, au Suprématisme de Malévitch, au néo-plasticisme de Mondrian et à tous les purismes qui naissent entre 1912 et 1914 de l’idée de la couleur pure, Duchamp substitue l’érotisme, qu’avec le plus grand sérieux il dit à Pierre Cabane avoir voulu transformer en nouvel « isme » artistique » 5. En d’autres termes, ce qu’on devrait appeler, sur le modèle de tous ces « ismes », le « ready-madisme » est un érotisme. Arrivé là, si vous pensez avoir touché, avec Léa Lublin, la pierre angulaire du système Duchamp, c’est que vous êtes un fichu détective. En réalité, vous n’avez fait que mettre le doigt dans l’engrenage. Mais vous n’êtes encore qu’au bord de l’abîme, devant la brèche ouverte. Car, à Buenos Aires, Léa Lublin a aussi découvert dans quel lieu précis, dans quelle rue, quel bâtiment, quel étage, Duchamp s’est livré, muni d’une loupe semblable à celle qu’il a placée dans le Petit Verre, à ses fameuses expériences de retournement de l’espace.
Elle a retrouvé les traces de la biffure de son nom, l’origine de la technique minutieuse du grattage d’argenture, les cartes d’optométrie d’où viennent ses « Roto-reliefs ». Surtout, se souvenant de Malévitch, elle a compris pourquoi et comment Duchamp a masqué la transparence de la fraîche bouteille de Rose par les sinistres, les moroses carrés noirs de la Fresh Widow, devenue opaque et veuve à la fois.

Dans les années soixante-dix, Jacques Derrida avait inventé un concept qui me paraît désigner avec exactitude la méthode critique que Léa Lublin met en œuvre : le concept de « déconstruction ». C’est cette méthode « déconstructive », appliquée aux œuvres des mythes fondateurs de notre culture artistique qui lui permet, tout en même temps, de se nourrir des forces vives de son époque et de produire un ensemble de propositions visuelles et conceptuelles qui la distinguent de ses contemporains. En jetant sa sonde au cœur du monument duchampien, après s’être attaquée à la Joconde, aux représentations de Vierge à l’Enfant, à Malévitch, Léa Lublin fait une démonstration éclatante de l’efficacité de sa méthode. Bien plus, en donnant à celle-ci la dimension d’humour et d’onirisme caractéristique de son univers mental, elle l’élève au rang de signature personnelle.

Notes:

  1. Elisabeth Couturier a rédigé un mémoire de maîtrise consacré à ces « Interrogations sur l’art, discours sur l’art », à la Sorbonne, Paris, 1975
  2. Extraits de « Espace perspectif et désirs interdits d’Artemisia G. », texte écrit pour accompagner les toiles exposées. Un autre texte était joint : un fragment de Mythe et culpabilité de Théodore Reik. Léa Lublin accompagne presque toutes ses expositions d’un texte théorique. 
  3. « Georges Bataille à l’épreuve du rire », Art Press N°157, avril 1991. 
  4. Traduction française aux éditions Gallimard, Paris, 1987. 
  5. Résonnance du Readymade, éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989.