Mémoire des lieux , mémoire du corps, dit-elle

par Françoise ducros

L'exposition est devenue, pour l’artiste contemporain, une forme de création en soi. Lorsque Léa Lublin choisit d’intituler son exposition Mémoire des lieux, mémoire du corps, elle met en œuvre une intention qui l’inscrit dans un espace mental et visuel particulier. Sa lecture manifeste une interprétation qu’elle rejoue lors de chacune de ses expositions, qu’il s’agisse d’expositions personnelles ou de participations à des expositions collectives. Elle l’inscrit, cette fois, dans le cadre de préoccupations liées à la mémoire, au lieu et au corps, préoccupations qui traversent son évolution depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire depuis les premiers environnements réalisés, en Amérique Latine, à la fin des années 60. Si nous faisons ce rappel aux environnements psycho-sensoriels Terrenautes de Buenos Aires et Fluvio Subtunal de Santa Fe, c’est parce qu’ils amorcent, en 1969 et après une activité de peintre expressionniste, une nouvelle relation à l’art 1. Elle se construit autour d’articulations théoriques qui évolueront avec une grande cohérence jusqu’à aujourd’hui. La réalisation de l’œuvre d’art s’est désormais séparée de la manipulation matérielle de la peinture et de sa projection sur l’écran pictural. Une problématique liée au regard et au réel amorce désormais pour l’artiste une circulation à l’intérieur d’un champ d’expériences qui lui est propre tout en recouvrant quelques-unes des expériences artistiques et de la pensée contemporaine majeure. Pierre Restany, dès la fin des années 60, remarque que le discours de l’artiste se projette, après le rapport entre nature et culture ainsi que « l’archéologie du vécu », en de multiples facettes sociologiques, historiques, mythiques et psychanalytiques 2.

I

Beaucoup a été écrit sur la mémoire et nous ne reviendrons pas sur sa définition. Nous devons, au préalable, déterminer ce qui nous préoccupe dans l’œuvre de Léa Lublin — sa générosité sans doute — certainement sa manière de développer un ensemble de questions sur la théorie de l’art, ancien ou contemporain, et sur la prégnance de la sexualité à l’égard de la création artistique. La mémoire relève pour Léa Lublin, en tant que disposition de l’esprit, d’une attitude consciente liée à la connaissance et à la volonté impérieuse de savoir. Catherine Francblin souligne que cette attitude s’appuie sur le développement des sciences humaines et que le recours à la pluridisciplinarité marque les premiers parcours de Léa Lublin 3. Chacune des neuf zones qui composèrent le plan de l’environnement Fluvio Subtunal correspond à une mise en situation du spectateur qu’il expérimente d’une manière personnelle et qui lui donne accès a une forme de compréhension du monde et de ses transformations. Une équipe de spécialistes dans différents domaines avait été constituée pour le projet Dedans/Dehors le Musée qui se déroula, en 1971, au Musée National des Beaux-Arts de Santiago du Chili. Dans l’une des salles, de grands panneaux informatifs sur l’arbre du savoir n’étaient pas sans évoquer les propositions linguistiques ou scientifiques réalisées par Bernar Venet ou Art Langage.

L’univers de Léa Lublin est cependant très éloigné de la rigueur ascétique de l’Art conceptuel. Le texte n’est qu’un de ses modes d’intervention s’inscrivant dans une mise en œuvre complexe que Pierre Restany qualifie d’« architecture formative et informative » 4. Ses parcours relèvent en cela de l’art de l’environnement tel qu’il se développe dans les années 60 sous la forme de labyrinthes interactifs 5. Mais Léa Lublin a rapidement ajouté un paramètre qui associe les représentations culturelles et sociales à la mémoire corporelle. C’est cette question qui constitue la différence la plus manifeste entre la première période de l’artiste marquée par la peinture et celle qui suit son départ de Buenos Aires et que caractérise l’abandon de toute pratique picturale. « J’étais étonnée, écrit Léa Lublin, de la fascination provoquée par la peinture et me demandais ce qu’il y avait là-dedans entre le tableau et l’artiste et le spectateur. Une production du vécu par rapport au féminin, par rapport a sa mère ? Peut-être à cause de ce rapport très corporel à la matière, la sensation de manier la couleur (…) Il y a pour l’artiste un regard d’identification à partir d’une sensation corporelle. La toile est un écran de projection qui remplace le miroir où viennent s’inscrire l’image du peintre, l’image de cet autre qui lui échappe et qu’il veut absolument fixer, et le spectateur qui désire s’appréhender à travers les fantasmes du peintre ; il y a toujours ce rapport d’identification dont ni le spectateur, ni le peintre ne peuvent parler, et qui fige la perception » 6.

Ce renoncement à la peinture favorise une extension rapide de l’activité artistique mettant en abîme moins la peinture elle-même que la relation idéologique sous-jacente à la représentation picturale. La mise en espace de l’image qui revient très régulièrement dans l’évolution de Léa Lublin est un indice de cette prise de conscience. Par exemple, dans une des zones de l’environnement Fluvio Subtunal, des diapositives sont projetées sur un écran translucide : elles représentent l’ensemble des personnes qui ont travaillé à la construction du tunnel ; dans l’environnement suivant, Dedans/Dehors le Musée, ce sont des œuvres d’art qui sont également projetées sur des écrans transparents et traversables par le spectateur. Cette « pénétration des images », selon l’expression de l’artiste, n’est pas sans évoquer toute une série d’œuvres des années 60 faisant appel à la participation du spectateur, comme les environnements conçus par le Groupe de Recherche d’Art Visuel et, en particulier, les Pénétrables que l’artiste vénézuélien Jesus Rafael Soto débute en 1969 7. Ce qui importe cependant à Léa Lublin, c’est que « la traversée physique des images représentant des mythes culturels, est déjà le début d’une traversée de structure, entrée et sortie du tableau, du dehors-dedans, le double espace externe/interne du regardant/regardé » 8. A l’extérieur du Musée des Beaux-Arts de Santiago du Chili, des films d’actualités sont diffusés sur des écrans géants situés sur des voitures ; ils constituent une installation visuelle et sonore dont la teneur artistique reste entière aujourd’hui.

La participation du spectateur à la créativité suppose en ce sens une corrélation entre l’environnement comme contenant et contenu spatial et la lecture de l’environnement social qu’il présuppose. Aussi ces environnements constituent-ils un système ouvert donnant à lire une relation explicite au monde. Si le terme de système paraît plus facilement adaptable à l’art géométrique abstrait, tel qu’il est pratiqué par l’Art concret suisse ou par l’Art américain, il est cependant l’objet d’une appréhension conceptuelle plus souple à cette époque. Léa Lublin participe, entre 1971 et 1974, à plusieurs expositions autour de cette thématique, la première ayant été organisée par Jorge Glusberg, directeur du Centre d’Art et de Communication de la ville de Buenos Aires. Dans la préface du catalogue, Jorge Glusberg explique son propos de la manière suivante : « les systèmes que l’homme a été poussé à créer par son besoin de communiquer peuvent parfois se composer de systèmes naturels ou organiques qui, par définition sont ouverts et qui sont caractérisés par un comportement adaptable, tels le langage ou les systèmes d’organisation sociale de l’être humain. Ainsi de même que la biologie a entrepris l’analyse de ces systèmes, nous tenterons la même chose avec l’art conceptuel, l’art politique, l’art écologique, l’art de proposition et l’art cybernétique, que nous avons décidé de désigner par leur dénominateur commun sous le nom d’art systématique » 9. Cette exposition ouvrait sur certaine des propositions manifestes des années 70 et elle exprimait une corrélation possible entre l’art, le champ social et les sciences 10.

II

Lors de son exposition personnelle, La main de Dante ou l’écran Traversé, à la galerie Lucio Amelio de Naples en 1977, Léa Lublin recourt à une structuration spatiale articulée autour de la question de l’art. Sur la partie gauche d’une toile blanche découpée en bandes verticales, des diapositives projetées amènent progressivement de la perception d’une ligne blanche à l’ouverture totale, tandis qu’à droite se succèdent une série de diapositives relatives à l’histoire de l’art dont un tableau de l’artiste minimaliste américain Frank Stella. L’installation repose sur une bilatéralisation de l’espace rappelant la symétrie du corps humain que l’on retrouve dans d’autres œuvres de Léa Lublin. La traversée de l’espace intervient pour l’artiste comme un déchiffrement actif du voile de la représentation ; elle est une levée de la censure affrontée objectivement, une sorte d’équivalence spatiale de la relation psychanalytique entre le conscient et l’inconscient. « Trouver le sens caché, écrit Léa Lublin/…/, poser des questions et avancer des réponses possibles, implique rendre visibles le parcours — la trame — intérieur du réseau à travers une nouvelle pratique d’art qui tend à dévoiler les mécanismes refoulés par la culture afin de rendre possible une prise de conscience nouvelle de l’ensemble de ces conflits », et elle ajoute : « quand la parole et le corps ne deviennent que signes souvenirs, traces d’un vécu passé qu’on ne peut plus revivre ensemble, en tant qu‘instants de cette mémoire, qui ne deviennent qu’une succession d’images qui se figent dans le temps, dans cette mémoire au présent de cette archéologie du vécu » 11.

Ces derniers propos concernent plus particulièrement les enquêtes vidéo qu’elle réalise à partir de 1974 12, mais on peut entrevoir de multiples correspondances entre son approche de l’art et le discours psychanalytique. Dans l’exposition précédente, La main de Dante ou l’écran traversé, le passage de l’image conduit à un second espace où, sur une toile libre accrochée au mur, des questions sont inscrites en lettres au pochoir. Une grille a été dessinée au préalable ainsi qu’un carré noir à partir duquel ces questions se retournent en miroir. Le spectateur peut lire un ensemble de propositions renvoyant aux principaux discours sur l’art de l’époque. ll s’agit non pas de sentences mais d’interrogations qui toutes concernent le statut de l’art dans l’organisation sociale et culturelle. La grille dessinée renvoie non seulement à celle qui structure la représentation picturale depuis la Renaissance mais surtout à celle qui devient, avec l’apparition de l’Abstraction du début du siècle, un référent en soi au système de la peinture 13.

La réflexion de l’artiste porte simultanément sur le rôle de la perspective à l’égard de la construction de l’espace et de sa perception. Le « décentrement de la perception » était un des éléments fondamentaux à cette réflexion sur l’image que Léa Lublin mène depuis plusieurs années. « La peinture, écrit l’artiste, pouvant être un écran de projection, un écran miroir, m’amène à développer à travers un texte et une exposition « L’organe sexuel est-il un œil ou le regard de Brunelleschi », la problématique fondamentale de la peinture, à savoir l’espace, mais dans son articulation à un dehors et à un dedans de la perception et celle de sa mémoire spatio-temporelle. En déployant l’appareil de Brunelleschi mais dans un espace concret, je posais le problème de la perspective en tant qu’espace-temps, et non plus espace-surface » 14.

L’installation de Léa Lublin fait référence au dispositif de la perspective dont l’invention est attribuée, et selon son analyse, à l’architecte Brunelleschi. Pour Hubert Damisch, différentes modalités conceptuelles s’exercèrent à propos de la perspective comme paradigme, et elle a été essentielle au développement des arts visuels jusqu’à aujourd’hui. Il rappelle également qu’elle dépasse le cadre du domaine spécifique de l’histoire de l’art et, à fortiori, de la peinture 15. Si l’on se réfère à la lecture donnée par Michel Foucault du célèbre tableau des Ménines de Vélasquez, le système de représentation constitué par la perspective est à relier au discours de la pensée classique 16. Pour la psychanalyse et d’après la théorie de Lacan, le dispositif constitué par la perspective fait l’objet d’une analyse sur ses fonctions par rapport à la formation du sujet. C’est cette référence que l’on trouverait dans l’approche de Léa Lublin lorsqu’elle fait mention au miroir et à la pulsion scopique comme pulsion partielle 17. En utilisant à la lois la vitrine et l’espace intérieur de la galerie, l’artiste met en scène le dispositif optique comme un dispositif topographique. L’œilleton, la porte, le miroir, le tableau sont également présents dans le discours fondateur relatif à la perspective qui attribue au regard un lieu assigné en tant que lieu d’origine de la pyramide visuelle.

Le récit est réactualisé mais aussi le topos qui l’entoure par la détermination d’un double « point de vue » qui est, d’une part, « l’objet de la projection », et, de l’autre, « le sujet de la perception ». L’artiste les associe à gauche au « principe de plaisir » et au miroir, à droite au « principe de réalité » et au tableau 18. L’installation s’adresse au sujet de désir dont l’art marquerait le seuil du triomphe mais dont la peinture ne projetterait qu’une image spéculaire, fragmentée et morcelée. Cette attitude critique à l’égard de l’idéologie classique explique probablement que comme d’autres artistes de sa génération, l’artiste ait eu recours à la vidéo et la photographie qui sont des formes d’extention du paradigme de la perspective mais avec des dispositifs techniques qui supposent une relation différente à la question de la représentation 19. Les « passions perspectives » s’y exercent selon d’autres processus signifiants 20.

III

Dans les installations de Léa Lublin que nous avons évoquées, le passage d’un lieu à l’autre est vécu comme un décentrement par rapport au point de vue unique. L’espace et le temps sont saisis d’une manière concrète de façon à ce que la structure dedans/dehors, signifiée par le passage du plan lumineux, rassemble une expérience du corps et de la jouissance. Cette approche de l’immédiateté et du mouvement, en opposition avec l’ordre de la représentation figée, allait susciter de nouvelles entreprises à l’égard, toutefois, de l’histoire de la peinture. Les étapes suivantes – lecture d’un tableau d’Artémisia Gentilleschi et des « Vierges à l’Enfant » – n’auraient pu se développer sans la prise de conscience que l’artiste a, elle aussi, un corps.

Léa Lublin se défend d’être une artiste féministe, mais l’adéquation qu’elle pose, en préalable, entre l’acte de perception et la mémoire corporelle, son désir d’interrogations théoriques et sa propre vie, présuppose que la question du féminin est également éclairante. La prise de conscience de Léa Lublin est cependant antérieure à son arrivée en France : elle a été liée à la situation culturelle de l’Argentine où les femmes avaient acquis une reconnaissance parmi les milieux artistiques, en particulier, dans le domaine de la littérature. D’une façon générale, l’accès des femmes artistes aux institutions, aux instances de diffusion et de légitimation a été un trait dominant des années 70 et 80. En ce sens, Léa Lublin a réalisé une première action qui inscrit son propre vécu comme forme artistique en s’exposant, en 1968, avec son jeune enfant au Salon de Mai qui se déroulait au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Le féminisme, tel qu’il a été pensé avec le mouvement de 68, a permis de faire émerger des travaux en histoire de l’art qui ont favorisé la réévaluation du rôle joué par les femmes. Cette réévaluation a souvent été une découverte comme en témoigne la publication de travaux universitaires américains, en particulier ceux de Linda Nochlin, auxquels il faudrait ajouter de nombreuses recherche liées aux différences sexuelles 21. Yves Michaud souligne a cet égard le rôle des stéréotypes sexuels, des effets de dominations, des structurations du regard dans ces analyses comme instaurant une approche nouvelle de l’histoire de l’art inséparable d’apports théoriques qu’il s’agisse de ceux de Lacan, Derrida, Althusser, Barthes ou Foucault 22. Le développement de la pratique artistique de Léa Lublin s’inscrit dans ce contexte. La question du tableau comme écran de projection où s’inscrivent des « traces matérielles visibles » mais aussi des « traces immatérielles invisibles » permet d’amorcer de nouvelles avancées, Sa lecture du tableau de Judith décapitant Holopherne d’Artémisia Gentilleschi apparaît comme une sorte de manifeste dont la réception a été spectaculaire en 197923.

Les « Vierges à l’Enfant » constituent un des sujets dont la tradition inspirée par l’art byzantin se développe tout au long de la Renaissance selon un schéma spécifique qui s’est répété jusqu’au XlXè siècle, En 1983, lors de l’exposition Le Strip-tease de l’enfant-dieu à la galerie Yvon Lambert, Léa Lublin présente un ensemble de tableaux réalisés à partir d’une interprétation de ce thème. Elle déplace le schéma iconographique et pictural en le fragmentant par un système de caches et de détails où la couleur, le dessin et la photographie sont associés étroitement. L’artiste publie à cette occasion un texte qu’on lira comme une suite à son essai « Espace perspectif et désirs interdits d’Artémisia G. ». Elle remarque notamment : « En dévoilant l’espace des souvenirs enfouis et les caches qui recouvrent l’histoire de l’art, je propose de voir dans la peinture l’histoire des pulsions qui travaillent le corps (du peintre) et la mémoire de ce corps, ainsi que les rapports qu’ils entretiennent avec l’espace des désirs et l’espace des refoulements » 24.

L’artiste aurait-elle anticipé les analyses faites par l’historien de l’art Leo Steinberg sur la sexualité du Christ à partir de la Renaissance italienne ? 25 Léa Lublin voit dans la représentation du corps de l’enfant Jésus la projection des désirs du peintre s‘identifiant à son désir pour la mère. L’analyse de l’artiste met à jour un certain nombre de procédures picturales qui révèlent une articulation entre la représentation du corps et le monochrome, par un assemblage de signes figuratifs et abstraits, qui s’articulent les uns aux autres d’après une série de modules au format découpé, selon un plan vertical ou horizontal. Le désir de Dürer ou R S.I., Dürer, Del Sarto, Parmigiano sont deux tableaux majeurs de cette époque qui ne sont pas sans évoquer la série Office at Night réalisée parallèlement par l’artiste anglais Victor Burgin 26.

Léa Lublin développe une approche de la mémoire qui fait référence à l’objet complexe que la psychanalyse décrit comme l’inscription et le déplacement des traces mnésiques. Ces traces trouveraient aussi dans l’espace de la peinture un lieu où elles se déposeraient et se conserveraient : la représentation picturale, remarque Louis Marin, essaie « d’enlever au temps sa souveraine puissance de destruction en la conservant a sa surface, à elle, et dans son épaisseur invisible » 27. Léa Lublin porte une attention particulière au système de signes constitué par la représentation picturale classique : les gestes, le plissé des vêtements, les attitudes révèleraient l’inscription de la mémoire de l’artiste en tant que mémoire individuelle et collective, Les peintres de la Renaissance remarque Steinberg « furent le seul groupe à l’intérieur de la chrétienté dont le métier même exigeait qu’ils reconstituent chaque partie, si infime soit-elle, du corps du Christ » 28. Cette représentation fut conduite par des considérations symboliques résultant de la théologie de l’incarnation et qui furent refoulées postérieurement par de multiples repeints afin de cacher la nudité du Christ. Si la lecture historique de l‘historien de l’art repose sur une immense érudition, l’artiste retrouve la signification de la symbolique de la Renaissance par une intuition visuelle et profondément artistique aux multiples résonances.

Léa Lublin poursuit autour de l’oeuvre de Marcel Duchamp un travail qui s’apparente de manière similaire à un déplacement des signes et à leur interprétation. Cette série débute par la recherche des « objets perdus » de Marcel Duchamp, mais au fur et à mesure de son avancée, d’autres enjeux se sont révélés dont les tenants sont artistiques et biographiques. Dans les vidéos qu’elle réalisa auparavant, Léa Lublin avait manifesté que la frontière entre l’artiste et le milieu de l’art était flexible mais son interprétation de Marcel Duchamp est l’occasion d’inscrire son enquête parmi les recherches menées sur l’œuvre de l’artiste 29. Cette interprétation est une thèse apportée a la lecture de certaines oeuvres dont le ready-made le Porte-bouteilles (1914) et les objets « érotiques ». Lorsque Léa Lublin présente à l’Abbaye de Graville, « Le porte-cierge trouvé, l’objet perdu de Marcel Duchamp », et bien qu’elle poursuive encore son investigation autour des Vierges à l’Enfant elle déplace corrélativement son approche sur des ready-made que Thierry de Duve venait de confronter au discours de Freud et à l’ensemble des énoncés de l’art moderne 30.Mais si cela revêt d’infinies résonances linguistiques, c’est parce qu’une pratique du mot d’esprit meut la réinterprétation qu’elle effectue de l’œuvre de Duchamp à partir d’un de ses épisodes perdus. Cet épisode est constitué par son passage à Buenos Aires en 1918 avant son départ l’année suivante a New York. L’enquête de Léa Lublin se projette à différents niveaux : elle visite l’ atelier à son adresse supposée, elle découvre une image publicitaire de la boisson « Rose’s lime juice » qui serait à l’origine du pseudonyme Rose Selavy et de l’objet de représentation refoulé par l’artiste, elle retrouve également les cartes d’optométrie et le pseudonyme Victor, ainsi que la boîte à lettres 31. Cette lecture du séjour argentin de Marcel Duchamp est trouvé dans la mesure où elle forme une fiction vraisemblable dans laquelle Léa Lublin aurait replacé les fondements de ses propres intérêts, en particulier, pour les relations entre la vie réelle, le regard et la création artistique. La série La Bouteille perdue de Marcel Duchamp exposée à Labège et à l’Hôtel des Arts, en 1991, est formée d’une suite d’images traitées par ordinateur et placées dans des caissons lumineux. Ces déclinaisons « d’images de synthèses » ont été constituées à partir de la publicité de 1919 trouvée par Léa Lublin dans un journal à Buenos Aires. A ces déclinaisons l’artiste a intégré trois images de ready-made à Duchamp, « Air de Paris », « Belle Haleine », et « d’après Delvaux ». Un nouvel arrangement des signes a été effectué pour retrouver le sens de « l’oubli initial » par lequel se serait écrit une des œuvres fondatrices du récit de la modernité, mais avec une mémoire qui est celle de l’ordinateur. Elle est utilisée par Léa Lublin dans la mesure où elle permet de nouvelles associations d’images semblables à des condensations inconscientes 32. C’est dans le corps de cette écriture qu’a lieu l’œuvre de l’artiste et il est probable que les théories sur l’interprétation ou la déconstruction aient participé à l’élaboration du texte à partir duquel elle développe son propre texte comme deux trames s’entrecroisent parmi le règne des signes.

Notes :

  1. On Consultera l‘excellent catalogue de  l’exposition Léa Lublin. Présent suspendu, Paris, Hôtel des Arts, Labège, Centre Régional d’Art Contemporain Midi-Pyrénées, I991. 
  2. Pierre Restany, « Le temps suspendu » in Léa LublinPrésent suspendu, op. cit., p. 91
  3. Catherine Francblin, « Léa Lublin, une œuvre entre voir et savoir », in Léa Lublin. Présent suspendu, op. cit., p.47
  4. Pierre Restany, op. cit., p. 91 Pierre Restany fait référence à son texte « Una arquitectura de la infornacin » publié in Lea Lublin, Proceso a la imagen. Elementos para una Reflexión Activa, Galerie Carmen Waugh, Buenos Aires, 1970
  5. Voir à ce propos Ad Petersen, « Dylaby, ein dynamisches labyrinth in Stedelijk Museum 1962 ». 1992 », in Die Kunst der Auustellung, Francfort, Leipzig, Insel Verlag 1991, p. 156-165
  6. Léa Lublin, propos cités par Jeanine Gras et Simone Raskin in « Je ne circule pas dans un Espace fixe. Léa Lublin », Histoire d’Elles, n°13, janvier-mars 1979. Léa Lublin s‘installe définitivement à Paris en 1964 mais elle retourne régulièrement en Argentine jusqu’en 1972. Dans un premier temps, elle est proche de la Nouvelle Figuration. 
  7. Il s‘agit d’un des topos des formes artistiques liées à l’action et à la participation. 
  8. Propos cités par Jeanine Gras et Simone Raskin, op. cit. 
  9. Jorge Glusbzrg cité par Frank Popper in Art, Action et Participation, Paris, Editions Kliecksieck, 1990, p.37 L’Institut di Tella de Buenos Aires, lieu de rencontres et de productions d’avant-garde, dirigé par Jorge Romeo Brest joue un rôle essentiel en tant que lieu de rencontres et de production. 
  10. De telles utopies purent se dérouler à Buenos Aires jusqu’à la répression politique à partir de 1974. 
  11. Léa Lublin, « La créativité ou les organes invisibles », Sorcière, novembre 1977, p. 46-50
  12. Léa Lublin participe à plusieurs expositions d’art vidéo dont Art vidéo Confrontation organisée par l’Arc au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1974. Son approche de la vidéo est liée au concept d’archives vivantes. 
  13. On consultera à ce sujet à ce sujet Rosalind Krauss « Grilles » in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 93-109
  14. Léa Lublin, « L’organe sexuel est-il un œil ou le regard de Brunelleschi », in Léa Lublin, op. cit., p. 84-86
  15. Hubert Damisch, L’origine de la peinture, Paris, Flammarion, 1993 (rééd.), p. 8 et suivantes. 
  16. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris
  17. Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973. 
  18. Léa Lublin, Ibid., l’artiste fait référence à la double topique freudienne. 
  19. C’est cependant la mécanisation du dessin qui conduit à l’invention de la photographie, prélude à l’invention du cinéma et dont un des outils fondateurs aura été la camera obscura. Cf. à ce propos, Michel Frizot « Les machines à lumière. Au seuil de l’invention », in Michel Frizot, Nouvelle Histoire de la Photographie, Paris, Bordas, Adam Biro, 1994, p. 15-21. 
  20. Selon une belle expression de Christian Metz, in Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et Cinéma, Paris, Christian Bourgeois Editeur, 1993 (rééd.), p. 82 et suivantes. 
  21. Linda Nochlin, Femmes, arts et pouvoirs, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1993
  22. Yves Michaud, « Introduction », in Féminisme, art et histoire de l’art, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1994, p. 9-26. 
  23. Voir à ce propos, Catherine Francblin, op. cit. p. 48. ainsi que le catalogue Artémisia édité par la Galerie Yvon Lambert, Paris, 1979. L’exposition rassemblait les artistes suivants : Buren, Chalesworth, Huebler, Kounellis, Kosuth, Jo La Barbara, Lublin, Michals, Paolini, Sonneman, Twombly, Zaza. Le catalogue avait été préfacé par Roland Barthes et l’exposition fut présentée à New York, Londres et Rome. 
  24. Léa Lublin, « Le zizi des peintre ou les fonds déments de la peinture » in Léa Lublin, Présent suspendu, op. cit., p.72-75
  25. Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Paris, Gallimard, 1987. L’édition américaine originale a été publiée en 1983. Leo Steinberg a fait part à Léa Lublin de la concordance de son approche avec sa propre analyse historique. 
  26. Voir à ce propos le texte de Victor Burgin, « Espace pervers », in Art Press spécial, La Photographie, l’intime et le public, 1992, p.62-71 reproduit également in Sexuality and Space, sous la direction de Beatriz Colomina, Princeton, Princeton Paper on architecture 1992, p.219-240; on consultera également Régis Durant, « Penser au présent : notes sur l’œuvre de Victor Burgin », inHabiter l’image, Paris, Marval, 1994, p. 151-171
  27. Louis Marin, « Décomposition du temps dans la représentation peinte », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, Paris, Gallimard, n°41, 1990, p.55-68. 
  28. Leo Steingerg, op. cit., p.34. 
  29. Sur le débat historique concernant ce séjour et son interprétation, voir l’entretien entre Léa Lublin et Jean-Hubert Martin, in Léa Lublin. Le présent suspendu, op.cit., p. 21. 
  30. Thierry de Duve, Nominalisme pictural, Paris, Editions de Minuit, 1984. 
  31. Léa Lublin, « L’œil alerte – le présent suspendu », in Léa Lublin – Le présent suspendu, op. cit., p.19. 
  32. Une première présentation de l’œuvre par l’ordinateur eut lieu lors de son intervention en 1988 à la Biennale des Arts Electroniques à Rennes