Le temps suspendu
par Pierre Restany
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Léa Lublin n’est pas historienne d’art, ni psychanalyste, ni philosophe, comme l’a justement fait remarquer Catherine Francblin. 1J’irai plus loin : elle n’est pas opticienne, ni même duchampologue. C’est une voyeuse claire qui a ouvert une fenêtre fraîche sur la réalité ultime de sa vision. « L’œil alerte – le Présent Suspendu »: le titre commun à ses deux expositions de Toulouse et de Paris prend la valeur d’une preuve d’évidence, d’un constat fondamental. L’artiste franco-argentine s’est installée une fois pour toutes dans le présent permanent de sa vision, au terme d’un long parcours analytique qu’elle a commencé en 1965, lorsqu’elle a abandonné la peinture expressionniste qu’elle a pratiquée jusqu’à cette année-là.
C’est en 1965, et à Buenos Aires précisément que j’ai connu Léa. Elle présentait dans une exposition individuelle organisée à la galerie la Ruche que dirigeait sa sœur Julia, un portrait du père de la Patrie, le Général San Martin, sous une plaque de verre munie d’essuie-glace. Le public avait à sa disposition deux poires en caoutchouc pleines d’eau. Il était invité à diriger le jet d’eau sur le verre et à actionner ensuite l’essuie-glace, histoire de « voir clair » l’effigie du Général. Elle avait réalisé la même opération quelques mois plus tôt chez Mathias Fels à Paris, mais à propos de la Joconde, cette fois-ci. 2 Le sens critique de son geste était évident mais j’étais loin à l’époque d’en réaliser la portée emblématique dans toute sa profondeur, la métaphore de l’eau et de l’essuie-glace préfigure l’entière « réflexion active » sur l’art qui débouche en 1991 sur la magistrale démonstration du « Présent Suspendu ».
En 1969, au moment de l’ouverture du « tunnel subfluvial » qui relie sous le Rio Paraná les provinces de Santa Fé et d’Entre-Rios, Léa présente à Santa Fé son « Fluvio Subtunal », un parcours psycho-sensoriel empruntant une structure gonflable, véritable jeu existentiel sur l’opposition nature/ technologie ! Je parle dans ma préface « d’architecture formative et informative ». Je ne croyais pas si bien dire… Déjà la même année avec « Terrenautes » à l’lnstitut Torquato di Tella à Buenos Aires, Léa nous avait invités à méditer sur le rapport nature-culture : les spectateurs découvraient avec leurs lampes de poche les éléments de vie qui jonchaient par terre un labyrinthe totalement noir. Ensuite tout s’enchaîne dans ce « Procès à l’Image » initié en 1969 et présenté chez Carmen Waught à Buenos Aires et qui se poursuit en péripéties multiples en Amérique Latine, en Europe et à Paris (« Dedans/Dehors le Musée », 1974, chez Yvon Lambert notamment) pour déboucher sur le discours sur l’art à partir de 1974 et 1975. Un discours sur l’art qui débutera par « l’archéologie du vécu » et qui projettera ses multiples facettes sociologiques, historiques, mythiques et psychanalytiques durant les années 80 avec de grands moments tels qu’« Artemisia » et le « Strip-tease de l’Enfant-Dieu ».
L’œil alerte de Léa va de la vidéo à l’ordinateur, mais tous ses dispositifs de communication et de dialogue sont conçus comme des outils d’exploration des différents niveaux de la perception : des dispositifs qui traitent tous de l’essentielle question du rapport de la réalité à l’image, « je ne donne pas à voir l’image comme étant du réel, mais comme étant la réalité de l’image », nous dit Léa. Qu’est-ce que la réalité de l’image si ce n’est son vécu. 3 La vie est l’ultime fondement de la vérité de l’image, sa seule réalité :
elle en dénonce tous les mensonges, les travestissements, les compromis. L’engagement existentiel est fondamental à ce niveau. Toute jeune mère en 1968, Léa n’hésite pas à s’exposer elle-même avec son bébé, comme des objets réels, dans un salon d’art parisien. Elle pratiquera allègrement en 1983 le « Strip-tease de l’Enfant-Dieu », en nous révélant que le « petit corps érogène » de Jésus est la projection miniaturisée du désir du peintre, qui joue ainsi avec la complicité sensuelle de la vierge-mère. Plus que de démystification, il s’agit d’exorcisme. Le dispositif lublinien, basé sur l’interaction de l’œil et du regard, est d’ordre cathartique : son but est d’exalter la vérité de |’image en éliminant ses scories dénaturantes. Le chemin de la réalité ultime passe par l’exorcisme de la vérité, tout comme le parcours de « l’Œil Alerte » débouche sur le « Présent Suspendu ». La rencontre avec Marcel Duchamp coïncide chez Léa Lublin avec la pleine maîtrise existentielle de son langage et lui donne l’occasion de nous fournir la preuve indiscutable de l’épanouissement de son art. Le fait est important, il témoigne d’une surprenante prédestination dans le synchronisme existentiel. Tout se passe comme si la rencontre s’était produite au moment exact où Léa, une fois entrée dans le présent permanent de sa propre vision, pouvait se sentir apte à capter la qualité immanente du « temps suspendu » passé par Marcel Duchamp à Buenos Aires à la fin de la Première Guerre mondiale. La rencontre se produit en fait entre deux unités de temps à l’arrêt : le temps suspendu de Marcel Duchamp en 1918-1919 et le présent permanent de la vision de Léa Lublin en 1990-1991. Cette simultanéité déclenche un faisceau fulgurant d’analogies affectives et formelles.
Jusqu’en 1988, Léa Lublin n’éprouvait pas d’intérêt particulier pour Marcel Duchamp. Comme tous les artistes de la génération
« Pop Lunfarda », elle tenait en grande estime l’inventeur des ready-mades et le respectait pour la profondeur éthique de son geste, mais sans plus. Elle avoue avoir été mise sur la voie en 1988 par la lecture d’un petit livre de Jean-Christophe Bailly sur Duchamp, durant un vol Paris-Buenos Aires : l’exiguïté du format et la faible quantité du nombre de pages en faisaient un objet commode à emporter en voyage. Léa est intriguée par ce mystère qui entoure les neuf mois du séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires, en 1918-1919. L’allusion au « ready-made malheureux », conçu par Duchamp dans la capitale argentine, et offert par écrit à sa sœur Suzanne pour son cadeau de mariage avec Jean Crotti en 1919 lui fait penser à une autre opération de ready-made par correspondance. En 1916 Marcel Duchamp écrit de New York à Suzanne pour lui demander d’aller signer en son nom le « porte-bouteilles » de 1914 qu’il a laissé dans son atelier parisien. Première coïncidence, qui amorce le réseau de correspondances analogiques. Au printemps 1989 Léa Lublin est invitée à exposer dans un des hauts-lieux architecturaux de la Normandie natale de Duchamp, le Prieuré de Graville. À sa première visite des lieux elle découvre un espace désert et vide, à l’exception d’un seul objet abandonné, un porte-cierges, la forme inversée du porte-bouteilles ! Elle a trouvé « l’objet perdu » de Marcel Duchamp… La distance qui sépare le porte-cierges du porte-bouteilles est de l’ordre de l’infra-mince, de la marie à la mariée, de l’objet trouvé à l’objet perdu. La prise de conscience de cette vision interstitielle est capitale dans la démarche de Léa Lublin, c’est elle qui conditionne l’accès direct au rapport à Duchamp et son corollaire, l’incursion de l’œil alerte lublinien dans l’aventure argentine des ready-mades.
Le séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires a duré neuf mois, de septembre 1918 à juin 1919. Il y est arrivé de New York vers le 15 septembre 1918 sur le « Crofton Hall » et il en est reparti pour Paris via l’Angleterre le 22 Juin 1919 sur le « Highland Pride ». Durant tout le mois de décembre 1989 Lea est allée à Buenos Aires à la recherche des rares traces de l’inframince duchampien.
Ses hyperboliques découvertes sont le sujet de l’actuelle exposition du « Présent suspendu ». Aux objets perdus de Duchamp correspondent les objets trouvés de Léa Lublin : la bouteille perdue Rose de lime juice, le robinet qu’on n’entend plus quand il s’arrête de couler ; la stéréoscopie à la main, les fenêtres fraîches ; les souvenirs de guerre et le ready-made malheureux. Les œuvres de Léa Lublin soulignent de façon spectaculaire l’émergence du filon analogique interstitiel repéré par son œil alerte mais elles témoignent aussi, avec la même évidence, de la dimension transitionnelle de Duchamp à Buenos Aires.
Cette période 1918-1919 nous apparaît ainsi de plus en plus comme un élément-charnière dans l’œuvre et la vie de Duchamp : il quitte New York dans un moment de transition mentale et de confusion sentimentale. Il a besoin de prendre de |’air et de la distance, de faire en sorte qu’une nécessaire décantation se produise. Comme c’est souvent le cas, il y parviendra plus du point de vue mental que du point de vue sentimental. Marcel Duchamp se rend compte qu’il est temps de s’éloigner de ses mécènes, les Arensberg, de plus en plus agacés par l’intrusion de Katherine Dreyer dans sa vie. Jean Crotti, son ami intime, divorce d’Yvonne Chastel pour épouser sa sœur Suzanne, à laquelle il est très affectueusement lié : il récupère Yvonne et part avec elle à Buenos Aires. Cet «échange » subtil se passe sans encombres, comme il se doit entre personnes civilisées, mais Katherine Dreyer arrive en Argentine 15 jours à peine après Duchamp, ce qui oblige ce dernier à se trouver un coin secret, à l’écart de l’Hôtel Plaza où est descendue Katherine et de l’appartement qu’il partage avec Yvonne.
Sur le plan du travail, la recherche sur le grand verre est au grand ralenti. Sa stéréoscopie à la main qu’il mettra au point durant son séjour, lui permettra de réaliser à Buenos Aires un « petit verre » dont il incorporera la réplique par la suite au grand :
« à regarder (l’autre côté du verre) d’un œil de près, pendant presque une heure ». Cette œuvre « argentine » sur peinture d’argent, montée sur deux plaques de verre où est incorporée une loupe (lentille) fêlée, introduit la pratique de la stéréoscopie manuelle dans le grand œuvre, et elle en devient le témoin occuliste par l’essence. La réflexion optique intense pratiquée à Buenos Aires «débloque» le problème du grand verre. Parallèlement Marcel Duchamp perfectionne son entraînement aux échecs, en jouant avec les plus grands maîtres locaux. C’est à Buenos Aires qu’il acquiert sa vraie dimension de jeu.
L’optique, les échecs, la vie sentimentale occupent ses journées, mais tout de même pas au point de lui faire oublier la guerre. L’Armistice est signée le 11 novembre 1918 et le grand journal argentin « La Nación » suit de très près les événements et leurs effets. Léa a eu l’instinct de consulter les numéros de « La Nación » correspondant au séjour de Duchamp à Buenos Aires, et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle découvrit par deux fois, les 6 et 21 mars 1919, une annonce publicitaire concernant un fameux sirop acidulé anglais, le « Rose’s lime juice ». La première annonce était publiée au-dessus d’une réclame de mobilier de chambre à coucher (le lit d’Apolinère Enameled ?) tandis que la seconde s’inscrivait au-dessus d’une publicité d’appareil photographique… Le rappel des préoccupations majeures de Duchamp à l’époque, l’œil alerte entre la stéréoscopie du ready-made et l’éthique sélective du ready-made. Voilà la bouteille perdue de Marcel Duchamp, la bouteille de « jugo de limas de rose » jetée à la mer et retrouvée à Buenos Aires par Léa Lublin.
Les retrouvailles donnent lieu à tout un arsenal de présentations, d’installations et de manipulations exposées à Toulouse et à Paris : étiquettes, images computarisées sur caissons lumineux, sérigraphies sur cuir noir, etc. Lecteur assidu de La Nación, Marcel Duchamp n’a pas pu ne pas voir ces annonces « roses » en leur temps : dès 1920, il choisit le pseudonyme de Rose Sélavy avec un seul R : le copyright de « Fresh Widow » comporte la mention « rose » avec un seul R. Buenos Aires est un relais important dans l’identité pseudonyme, l’amorce du passage du double R d’Eros, à l’R simple de Rose : c’est la vie.
Mais la vie c’est aussi le coin secret, l’adresse intime, le point d’attache du témoin oculiste : […] appartement n° 2. Léa Lublin est allée repérer les lieux et prendre des photos, en compagnie d’un huissier de justice. Elle y a fait des découvertes éblouissantes : l’escalier du balcon renversé tel qu’il apparaît dans la peinture que Suzanne Duchamp a dressée du « ready-made malheureux »,
la fenêtre aveugle de « Fresh Widow », tout est là, miraculeusement préservé de l’usure du temps. Et dans le couloir d’entrée, le choc définitif : la boîte aux lettres secrète de l’appartement n° 2, surmontée, à même le mur, des traces incrustées de Victor (le surnom que Roche avait donné à Duchamp à New York) et des biffures de Marcel (à côté du mot Victor, toute une série de biffures occultent la graphie de « Rose » à l’envers).
Léa a retrouvé la boîte aux lettres secrète de Marcel Duchamp, in situ, sur le mur du couloir d’entrée de sa maison, surmontée de l’inscription « Victor » et des biffures de « Rose ». Le miracle se poursuivra-t-il ? Pourra-t-on conserver le mur du couloir et ses inscriptions, la boîte aux lettres, l’escalier, la fenêtre de l’atelier ? Il y a là tous les éléments d’un musée Duchamp à Buenos Aires, déjà enrichi par la documentation photographique recueillie par Léa et son fils Nicolas. J’ai bien l’intention de l’aider à réaliser ce beau rêve, dans toute la mesure du possible.
Les instructions concernant le ready-made malheureux, envoyées par Duchamp à sa sœur Suzanne prévoyaient qu’il lui fallait attacher sur le balcon de son appartement parisien, avec des ficelles, un livre de géométrie dont le vent se chargerait de déchirer
et d’emporter les pages…
L’œil alerte de Léa a rejoint le temps suspendu de Marcel dans une osmose homothétique du ready-made : un de perdu, un de retrouvé. La démarche de Lea Lublin s’éclaire désormais dans cette perspective appropriative qui rend compte des exercices analytiques antérieurs, sur les traces laissées par Marcel Duchamp à Buenos Aires, l’œil de Lea Lublin a su magistralement voir clair, elle-même, et dans l’esprit du ready-made. Elle a expliqué une partie du mystère, elle en a projeté l’autre dans le temps suspendu de sa propre vision. Elle a vérifié, in situ et in medias res, l’efficiente acuité de sa stéréoscopie mentale et visuelle, elle domine superbement son sujet.
Notes :
Catherine Francblin « Léa Lublin » — Histoires du passé racontées par les moyens du futur » — Art Press, Paris N°138, juillet-août 1989 ↩
La fête à la Joconde » Galerie Mathias Fels, Paris 1965. ↩
Salon de mai 1968, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ↩
J’ai employé pour la première fois l’expression « Pop Lunfardo » dans le N° 425 de Domus, avril 1965, Milan, où j’ai publié une longue étude sur la situation de l’Art à Buenos Aires à l’époque. Elle se réfère au courant pop argentin qui a dominé la scène durant qiuelques années. Léa Lublin appartient à la même génération mais elle a pratiqué à ce moment-là une peinture résolument expressionniste qui la rapprochait plus de Deira, Noé, de la Vega, Maccio. (N.d.A) ↩